Environnement: 70% de mangrove perdue imputée aux lois
- 17 février 2023
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L’absence des sanctions et des textes juridiques spécifiques sur la dégradation de cet écosystème fragile participent à sa surexploitation et son extinction à grands pas dans le Littoral camerounais .
Des coups de machettes et des scies à moteur retentissent au loin. Le son de ces outils de coupe qui se heurtent à fréquence régulière contre un arbre ne s’interrompt pas. Plus on s’enfonce vers la forêt, plus perceptible devient ce bruit qui rythme le quotidien des habitants de Bonabomè 3 à Bonabéri, dans l’arrondissement de Douala 4e. Cet après-midi du lundi 03 octobre 2022, le sol est humide et boueux. Il faut faire preuve de dextérité en marchant sur cette piste d’à peine un mètre de largeur aménagée avec de la vase. Au milieu du paysage en face, Felix Wum fait son apparition.
Le jeune homme, la trentaine sonnée, est vêtu d’un t-shirt et d’un short de couleur rouge. Il porte des bottes aux pieds. Felix tient une machette à la main droite et un long piquet au-dessus de l’épaule gauche. Il vient de couper cet arbuste dans l’espace des mangroves encore boisé qui s’étend sur les rives du Wouri. « Je coupe le bois ainsi chaque jour pour construire ma maison sur un lopin de terre de 150m2 que j’ai acquis il y a an à 150 000 F. Cfa à un riverain », explique ce déplacé interne qui a fui les conflits de la crise anglophone dans la région du Sud-ouest, voisine au Littoral.
Félix Wum n’est pas le seul dans cette situation. Plusieurs autres habitants de ce quartier confient qu’ils se livrent au quotidien à la coupe des arbres de cet écosystème soit pour des constructions, soit pour du bois de chauffe. Une multitude de bornes implantées dans la boue de part et d’autre indiquent que ces terrains ont été vendus. Toute chose qui s’inscrit en marge de la réglementation camerounaise qui rappelle que « ces zones sont d’exploitation interdite ».
Fortes pressions sur la mangrove
« A l’époque, sur un large périmètre, il y avait une seule maison visible, celle de ‘’Chef de bord’’. Aujourd’hui, on compte plus de 50 maisons construites ou en cours de construction dans ce petit coin »,
indique Félix Wum en pointant du doigt une zone d’une superficie d’un hectare, bien délimitée dans la boue. Une plaque renseigne qu’il s’agit d’un “terrain militaire”. Dans l’estuaire du Cameroun, la mangrove subit ainsi de fortes pressions à Bonabéri, où selon une étude du Ministère de l’Environnement, de la protection de la nature et du développement durable (Minepded), environ 31% de cet écosystème a disparu en 5 ans.
A Yoyo, localité située dans le département de la Sanaga maritime, de fortes pressions sont aussi enregistrées sur les mangroves. En 2018, Edouard Yougouda, le délégué départemental du Minepded de l’époque, tente d’endiguer le phénomène. Il pilote surtout de nombreuses campagnes de reboisement des espaces détruits. Lors d’une descente sur le terrain pour évaluer le travail des équipes, Edouard Yougouda rencontre un homme qui s’attèle à couper du bois de mangrove à la limite de la zone en cours de reboisement. Même s’il est très remonté par cette découverte, il est impuissant face à cet acteur de la déforestation.
«Il défrichait tout pour que l’on vienne davantage replanter. Mais je ne pouvais rien faire à part le sensibiliser, car il n’existe aucune disposition règlementaire pour le sanctionner. La loi est muette. Beaucoup d’efforts ont été faits dans les zones de Yoyo 1, Yoyo 2 et Biako où nous avons reboisé des centaines d’hectares mais dès qu’on tourne le dos, des gens continuent à couper pour nous inviter à venir planter davantage. Nous avons sensibilisé, re-sensibilisé. On est buté», lance le délégué, dépité.
Il identifie les principaux destructeurs de cette mangrove à Yoyo comme étant des ressortissants nigérians, ghanéens et béninois. « Très souvent, nous n’avons pas les moyens de mettre en œuvre des actions plus fortes. Pour vraiment lutter contre l’exploitation anarchique de la mangrove, il faut avoir les moyens de circuler dans les rivières, dans le Wouri. Alors quelques fois, nous nous en remettons aux autorités militaires qui ont cette facilité de pouvoir parfois saisir des bois illégalement exploités. Bien entendu, les moyens restent toujours limités », déplore William Lemnyuy, délégué départemental du Minepded pour le Wouri.
D’après le document de Stratégie nationale de gestion durable des mangroves et autres écosystèmes côtiers au Cameroun publié en 2018 par le Minepded, le pays a perdu près de la moitié de la superficie de ses mangroves en 30 ans. Un rapport d’étude du projet de conservation et de gestion participative des écosystèmes de mangrove au Cameroun indique que les palétuviers sont exploités massivement pour le fumage de poisson dans la zone de Yoyo située dans l’estuaire du Cameroun. « La sauvegarde de la mangrove ici nécessite la limitation ou le contrôle du rythme de coupe (…) », note le rapport.
“La loi est muette”
Aujourd’hui, Edouard Yougouda est le délégué régional du Minepded pour le Littoral. Malgré son ascension dans les strates de l’administration, il a toujours les mains liées pour autant. Le chapitre des sanctions dans la loi n° 96/12 du 05 août 1996 portant loi cadre relative à la gestion de l’environnement reste muet. Pour Yougouda, ce silence juridique contribue à 40% à la perte des mangroves dans le Littoral. Bien plus, jusqu’à 70%, estime le Dr. Joseph Magloire Olinga. Le sous-directeur des études et de la protection de l’environnement à la Communauté urbaine de Douala le relevait lors d’un débat organisé par Adisi Cameroun dans le cadre du projet Odeca. Un pourcentage qu’il tire d’une analyse personnelle sur la base de problèmes récurrents liés à la gestion foncière.
Cette loi cadre de gestion de l’environnement qui s’étale sur 40 pages que nous avons parcouru énonce des sanctions vis-à-vis de ceux qui dégradent l’environnement. Aucune sanction pénale claire ne se rapporte à ceux qui exercent des pressions spécifiquement sur les mangroves. Cette loi reconnaît cependant l’importance de cet écosystème fragile. L’article 94 stipule à ce titre que : « les mangroves font l’objet d’une protection particulière qui tient compte de leur rôle et de leur importance dans la conservation de la diversité biologique marine et le maintien des équilibres écologiques côtiers ».
L’article 62 plus haut dans le chapitre 5, sans citer explicitement la mangrove, relève que la protection de la nature, la préservation des espèces animales et végétales et de leur habitat, le maintien des équilibres biologiques et génétiques contre toutes les causes de dégradation et les menaces d’extinction sont d’intérêt national (…). «(…) Il est du devoir des pouvoirs publics et de chaque citoyen de veiller à la sauvegarde du patrimoine naturel ».
Ignorance et absence de législation
Au ministère de la Forêt et de la Faune (Minfof), on rappelle que la mangrove est une forêt pour justifier que les textes qui s’appliquent sur la forêt concernent également les « forêts de mangrove ». La loi n°94-01 du 20 janvier 1994 portant régime des forêts, de la faune et de la pêche en son titre 6 « de la répression des infractions » n’évoque pas spécifiquement la mangrove.
« La loi de 94 c’est une loi qui concerne en fait les forêts. Et si on voudrait considérer la mangrove comme une forêt, c’est tout à fait normal qu’on parle de celle-là. Mais, de manière générale, ce n’est pas de ça qu’il s’agit », soutient le Pr. Ndongo Din, un expert mangrove et enseignant chercheur à l’université de Douala.
Pour comprendre ce vide juridique sur la question spécifique des mangroves au Cameroun, des experts travaillant dans ce secteur relèvent que la réglementation a été élaborée dans un contexte où certains enjeux ne se posaient pas encore et qu’il urge de contextualiser. « En 96, on était dans la logique de la convention cadre des Nations Unies, il fallait aller à Rio. Après Rio, on a rapidement fait les textes. Mais aujourd’hui, il y a d’autres enjeux qui entrent en compte. La mangrove n’est pas gérée de manière durable », note le Dr. Olinga.
Dans le rapport final du Forum sous régional de la Commission des forêts d’Afrique Centrale (Comifac) tenu à Douala en juin 2017, Dr. Gordon Ajonina du Réseau africain des mangroves relève en bonne place dans le registre des menaces qui pèsent sur cet écosystème, l’ignorance et l’absence de législation appropriée.
Pour un statut juridique particulier
Le Cameroun n’est pourtant pas mal loti en termes de textes et lois sur la question générale de la sauvegarde de la biodiversité ». Le rapport d’étude sur le projet des écosystèmes de mangrove énumère, une vingtaine de conventions ratifiées (Rio 92, Ramsar, Patrimoine mondial Paris 1972…), d’accords de coopération (Faune et Flore du bassin du Lac Tchad…), d’adhésions aux processus et organisations régionaux et internationaux (Union mondiale pour la nature, Comifac, Cefghac …). Le document indique également quelques initiatives entreprises sur le terrain pour la protection et la conservation des mangroves par des organisations telles le Cwcs à Mouanko, la Wildlife Conservation Society et le Fao.
« Malgré ces efforts, les politiques, les lois et les mesures institutionnelles pour la protection de ces mangroves restent insuffisantes. Les mangroves dépendent de plusieurs ministères : le ministère des Forêts et de la Faune, le Minepded, le ministère du Tourisme, le ministère de la Pêche et des Industries animales, etc. », lit-on dans le rapport final du forum Comifac.
Une situation qui ne rend pas facile la gestion de cet écosystème spécial. Les mangroves, comme le souligne le Dr. Ajonina, sont à cheval entre trois types d’écosystèmes : l’écosystème terrestre, l’écosystème d’eau douce et l’écosystème marin. Une spécificité qui, de l’avis de nombreux experts et administrations publiques en charge des questions en lien indirect avec la mangrove, impose la mise sur pied d’un statut juridique particulier .
Mathias Mouendé Ngamo
Cette enquête a été réalisée en collaboration avec Data Cameroon dans le cadre du projet Open Data for environment and Civic Awareness in Cameroon (ODECA), initié par ADISI-CAMEROUN. Le projet est financé par le Centre for Investigative Journalism (CIJ) dans le cadre du programme OCRI (Open Climate for Reporting Initiative).