Cemac : Plus de 310 milliards F Cfa investis dans le paludisme entre 2018 et 2022 contre des performances insatisfaisantes
- 18 novembre 2024
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Une analyse des données de l’OCDE compilées par l’ONG américaine C4ADS révèle que le Cameroun, le Gabon, la RCA, la République du Congo et le Tchad ont perçu des financements alloués à la lutte contre le paludisme de 15 partenaires extérieurs. Malgré cet appui, les performances de la lutte restent faibles dans ces États où le taux d’incidence de la maladie varie entre 203 et 329 cas pour mille habitants à risque durant la même période.
Halima, 46 ans, se plaint de maux de tête, de fatigue et de courbatures. Cette maman rencontrée le 27 août 2024 au Centre de santé intégré de Kolléré à Garoua, région du Nord du Cameroun, souffre du paludisme et souhaite se faire injecter. « Les infirmiers me demandent de commencer par des examens médicaux et pourtant, je n’ai pas d’argent pour ça », fulmine la dame qui refuse de se soumettre au protocole de prise en charge.
Selon une source médicale, lorsqu’il s’agit du paludisme, il coûte 10 000 F Cfa en ambulatoire, pour un cas simple et entre 50 000 à 90 000 F Cfa pour le cas grave lorsque le patient est hospitalisé. « C’est encore bien plus cher si le patient est hospitalisé dans une clinique. Le traitement dure trois à cinq jours », renseigne notre source.
Ne pouvant pas payer un traitement complet, Halima quitte le Centre de santé pour le marché Yelwa, réputé pour la vente des médicaments illicites. Ici, le traitement complet du paludisme chez l’adulte revient à 2 000 F Cfa pour le paludisme simple et 7 000 F Cfa pour le paludisme grave.
Comme Halima, ils sont environ 350 malades à avoir été consultés pour 200 cas suspects de paludisme au Centre de santé intégré de Kolléré pendant le mois de juillet 2024. 101 ont été testés positifs au paludisme simple et 21 cas diagnostiqués graves. Toutefois, déplore un infirmier qui a requis l’anonymat, tous ces patients n’ont pas suivi normalement leur traitement au vu de la complexité de l’observance au traitement et de leur niveau de pauvreté.
« L’Etat à travers ses partenaires techniques ravitaille l’unité sanitaire en intrants de prise en charge. Seulement, il y a quelques médicaments inclus dans le protocole de traitement que nous ne recevons pas. Il s’agit des sirops pour les enfants, la quinine et l’artéméther. Et là, les patients sont obligés de payer ces médicaments en pharmacie », confie Moutsena Tchinakoué, le chef du Centre de santé intégré de Kolléré.
Une situation qui plombe la prise en charge censée être gratuite selon le ministère de la Santé publique (Minsanté), notamment chez les enfants de zéro à cinq ans. « Aucun de mes enfants n’a jamais été traité gratuitement à l’hôpital. On me dit toujours d’aller acheter tel ou tel médicament à la pharmacie et à la fin, je me retrouve en train de dépenser des sommes importantes », s’indigne Hamadama, habitant de Garoua. Âgé de 52 ans, ce père de 5 enfants, de son expérience, reste sceptique quant à la gratuité de la prise en charge du paludisme.
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Financement
La lutte contre le paludisme reste mitigée en termes de prise en charge des malades et de financement au Cameroun et dans les cinq autres pays membres de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). Les résultats de l’analyse des données recueillies par l’Ong américaine Center for Advanced Defense Studies (C4ADS) à partir du Système de déclaration des créanciers de l’OCDE, montrent qu’entre 2018 et 2022, le Cameroun, la République centrafricaine (RCA), le Tchad, le Congo et le Gabon ont reçu un montant cumulé de plus de 515 millions USD (un peu plus de 310 milliards de F. CFA) de 15 donateurs et organisations philanthropiques privées pour la lutte contre le paludisme. Il s’agit, entre autres, du Fonds mondial, de l’OMS, de la Fondation Bill et Melinda Gates, du Pnud…Mais aussi des pays comme la Turquie, la Suisse, les Etats-Unis et l’Italie.
« Seulement au Cameroun depuis 2019, on est minimum à 200 milliards F Cfa par an pour la lutte contre le paludisme. Les besoins sont énormes et colossaux. Les financements extérieurs sont assez importants, sauf que la mobilisation des ressources domestiques est faible. Par conséquent, ces aides extérieures s’avèrent très inférieures par rapport aux besoins », relève Dr Djibril Moubarak, spécialiste en financement et politique de santé. Il pense que ces fonds rapportés par l’OCDE ne représentent en réalité qu’une partie des fonds globaux alloués à la lutte contre le paludisme pour les cinq pays.
L’analyse des données de la Banque mondiale (BM), à quelques écarts près, affiche un financement global extérieur cumulé deplus de 466 millions USD (plus de 220 milliards de F Cfa) reçus sur la même période par ces pays. Il ressort de la comparaison des données de l’OCDE et de la Banque mondiale, que le Cameroun est le pays qui a reçu le plus de financements extérieurs entre 2018 et 2022. Ce montant s’élève à plus de 250 millions USD (plus de 150 milliards de F Cfa) en 5 ans. Soit une moyenne d’au moins 30 milliards F Cfa par an de financements extérieurs reçus de cet éventail de donateurs recensés. Avec un pic de 44 milliards F Cfa obtenus en 2022. Le Tchad et la RCA suivent dans le classement.
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Le mal persiste
Au Cameroun, le Minsanté se félicite d’une baisse générale du taux de prévalence de 30% à 24% enregistrée entre 2011 et 2018. Seulement, malgré les financements reçus pour la lutte dans la période allant de 2018 à 2022, le taux de prévalence a plutôt grimpé en 2022 et affiche 26,1%. Aussi, les données rapportées par les formations sanitaires indiquent qu’au cours de l’année 2023, le paludisme a représenté 28% des motifs de consultations et 7% de tous les décès.
Des chiffres qui maintiennent le pays dans le top 11 des plus touchés par la malaria dans le monde et le troisième pays le plus touché d’Afrique centrale (12,6 % des cas en 2020). Ce, malgré les multiples campagnes de distribution des moustiquaires imprégnées (Milda), le Traitement préventif intermittent (Tpi) chez les femmes enceintes et la Chimio prévention saisonnière.
Une autre base de données de la Banque mondiale qui rejoint celle de l’Oms relève également que le Cameroun a enregistré une moyenne d’incidence de 235,46 cas pour mille habitants à risque entre 2018 et 2022. Le pays est présenté comme le deuxième le plus impacté par la malaria en zone Cemac, derrière la RCA.
Globalement, selon les bases de données Bm/Oms, l’incidence de la maladie varie entre 203 et 329 cas pour mille habitants entre 2018 et 2022 dans ces pays à revenu faible ou intermédiaire de la Cemac. En outre, une analyse comparative entre les données sur l’incidence de la maladie au Cameroun relayées par la Bm/Oms et celles du Programme national de lutte contre le paludisme (Pnlp), présentent un écart dans les chiffres. Si les chiffres officiels sont faibles, ils montrent cependant une évolution de cette incidence et du nombre de cas sur la période d’étude cible et une croissance du taux de mortalité enregistré entre 2019 et 2021.
A ces financements extérieurs reçus pour lutter efficacement contre la malaria, s’ajoutent les fonds injectés par l’Etat au titre du budget national et la contribution des populations à travers le paiement des frais médicaux. Des fonds toujours jugés insignifiants pour mener à bien la lutte contre la maladie.
Au Cameroun par exemple où le Minsanté dispose d’un budget de 255,281 milliards de F Cfa pour l’exercice 2024, l’institution a fait remarquer le 25 avril 2024, qu’un montant de 336,95 milliards de F Cfa est nécessaire pour mener à bien les interventions prévues dans son Plan stratégique national de lutte contre le paludisme pour la période 2024-2028 (5 ans).
Aussi, les pays de la Cemac restent loin de l’atteinte de l’objectif de la Déclaration d’Abuja de 2000 qui recommande que tout pays signataire de cet appel consacre chaque année 15% de son budget national au ministère de la Santé.
« Le budget alloué à la santé varie entre 4 et 6% du budget national au Cameroun. Ce qui fait qu’à cause des finances très réduites, on devient dépendant des financements extérieurs », déplore Dr Djibril Moubarak.
D’un pays à l’autre de la Cemac, ces budgets représentent moins de 8% des budgets nationaux et varient entre 3,1% et 7,7% en 2024.
Une lutte contre cette maladie ainsi sous-financée et pourtant les ravages sont bien réels et sévères dans les pays de la Cemac. « Le statu quo ne permettra pas de mettre fin au paludisme en tant que menace de santé publique d’ici 2030 en Afrique centrale et au-delà. Pour mettre fin au paludisme, nous devons accélérer l’accès aux outils vitaux pour ceux qui en ont le plus besoin, en particulier les enfants de moins de 5 ans et les femmes enceintes dans les pays où le paludisme est endémique», soutient Benjamin Szlakmann, le chargé de la Communication du Fonds mondial. Il note cependant que selon le dernier rapport du Fonds mondial (septembre 2024), les décès dus au paludisme ont diminué de 28% entre 2002 et 2022. En l’absence de mesures de lutte contre le paludisme, les décès auraient augmenté de 90 % et les cas de paludisme de 79 % au cours de la même période, note l’institution.
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Financements extérieurs sous perfusion
« On donne à celui qui sait utiliser l’argent offert. Je vais donner où j’ai plus de résultats. Il y a là-dedans, d’autres critères tels que les calculs géopolitique et sécuritaire. Ce n’est pas que la logique sanitaire », soutient le Pr Paul Batibonak, diplomate. Et de poursuivre qu’il y a des financements conditionnés du fait des faiblesses internes. Dr Djibril Moubarak renchérit que lorsque le pays a une structuration assez solide comme le Rwanda, il est difficile pour un partenaire de lui imposer certaines choses.
Mais au Fonds mondial, on s’en défend. Benjamin Szlakmann relève que le Fonds mondial opère avec un degré élevé de transparence et de responsabilité dans tous ses travaux et a une tolérance zéro pour la corruption ou le détournement de fonds. Selon lui, cette organisation se distingue des autres, en ce qu’elle attribue aux pays (ou groupes de pays) une allocation et demande aux pays de décrire comment ils comptent utiliser ces fonds plutôt que de demander des candidatures et de déterminer ensuite un montant par pays en fonction des mérites des différentes propositions reçues.
Zéro Cash
Un mode de fonctionnement qui ne s’applique pas en RCA considérée depuis plus de dix ans comme un Contexte d’Intervention difficile par le Fonds mondial, d’après Lucien Bate, le Point focal administratif du mécanisme de coordination des financements pour la lutte contre le paludisme, la tuberculose et le VIH en RCA.
Il explique que le Fonds mondial applique dans ce pays qui enregistre en moyenne 4 mille cas de paludisme par jour (2022), la politique de sauvegarde additionnelle avec la politique de « Zéro Cash ». Dans la pratique, les récipiendaires principaux des fonds de subvention octroyés à la RCA sont directement désignés par l’institution et aucune institution nationale ne peut recevoir de liquidité pour mener des activités sur le terrain. Les fonds des subventions alloués à la RCA sont gérés par deux Ong internationales à savoir World Vision International et la Croix-Rouge Française.
Une implication de ces Ong internationales qui malheureusement freine la lutte contre cette maladie en RCA, à cause du fait que leur personnel ne peut aller que dans les zones considérées par leur système comme zone en sécurité, apprend-on.
« Les indicateurs clés de lutte contre cette maladie montrent qu’un grand effort doit être fait si nous voulons son impact sur la population en général, les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans qui paient un lourd tribut », tranche Lucien Bate.
Le Fonds mondial qui applique la politique « zéro cash » en RCA, où le paludisme est considéré comme la première cause de morbidité et de mortalité, fournit 65 % de l’ensemble du financement international des programmes de lutte contre le paludisme. Des investissements qui portent sur l’intensification des interventions essentielles de prévention et de contrôle du paludisme, telles que la distribution de moustiquaires imprégnées d’insecticide et les programmes de traitement du paludisme.
Au Gabon où l’incidence du paludisme est passée de 228,91 pour 1000 habitants en 2021 à 230,53 en 2022 (BM et OMS), la base de données du Fonds mondial ne présente aucun sou octroyé à ce pays d’environ 2 millions d’habitants (BM 2024) pour la lutte contre la malaria pour les cycles 2017-2019 et 2020-2022. Les données recueillies par C4ADS indiquent cependant que ce pays a reçu en 5 ans pour cette cause, près de 46 millions F Cfa de l’OMS et de la Fondation Bill et Melinda Gates.
Cette absence de financement du Fonds mondial se justifie par une décision de l’institution d’interrompre le financement pour le Vih et le paludisme en raison d’un «niveau de performance insatisfaisant». Pour la période d’allocation 2023-2025, ce partenaire important a attribué au Gabon un financement de l’ordre de 3 millions USD ( plus d’1 milliards F Cfa). Le Fonds mondial dit avoir reconsidéré sa décision après «une réflexion approfondie sur la charge de morbidité des deux pathologies et un engagement renouvelé du gouvernement gabonais». L’organisation internationale rappelle que le financement dépend de la performance et de résultats prouvés, soigneusement surveillés et vérifiés.
«La lutte contre le paludisme est un grand combat pour les pays d’Afrique noire qui ont 95% de la charge du paludisme qui se retrouve dans ces pays. Ce qui est ici qualifié de faible est en réalité la lenteur dans l’atteinte des objectifs», explique Dr Djibril Moubarack. Selon ce spécialiste en financement et politique de la santé, il y a plusieurs autres facteurs qui peuvent expliquer cette lenteur. Il cite les facteurs socio-économiques, le niveau de pauvreté, l’éducation, les contextes politiques et sécuritaires qui déstabilisent l’offre en soin.
Gestion des fonds
Tandis que les pays bénéficiaires des fonds extérieurs trouvent la cagnotte totale mobilisée à chaque cycle, toujours insuffisante pour mener à bien toutes les opérations prévues sur le terrain, ces derniers, avec des performances insatisfaisantes, sont accusés de ne pas tenir à leurs engagements vis-à -vis des bailleurs de fonds. Or, à en croire Benjamin Szlakmann, le financement national joue un rôle essentiel pour obtenir un impact durable.
« Au moins 15 % – jusqu’à 30 % dans certains pays – des allocations du Fonds mondial sont soumises à ces exigences de cofinancement. Les pays partenaires les plus touchés par le paludisme se sont également engagés à réaliser des progrès solides et durables dans la lutte contre la maladie », précise -t-il.
Dans une lettre datée du 9 octobre 2020, le Fonds mondial a informé le gouvernement camerounais de sa décision de désengager 9 millions d’euros de l’allocation du Cameroun pour la période 2017-2019. Cette décision a été motivée par le fait que le Cameroun n’allait pas respecter entièrement ses engagements de cofinancement pour la période 2018-2020. Le Fonds mondial a annoncé la réduction du financement à quatre subventions, incluant la subvention « paludisme de l’État CMR-M-MOH» (7,6 millions d’euros).
En RCA, le problème de mauvaise gestion des fonds dédiés à la lutte contre le paludisme est aussi évoqué. Lucien Bate relève qu’il y a eu des cas de dépenses considérées par le Fonds mondial comme inéligibles et deux fois de suite l’incendiedes dépôts des médicaments. « Le Fonds Mondial a demandé aux récipiendaires principaux de rembourser », souligne-t-il. Il souligne que la sous-utilisation des fonds constitue aussi un des problèmes de gestion qui conduit à la perte d’importantes sommes pouvant être utilisées pour améliorer la lutte.
« Vu que les moyens ne sont jamais suffisants, la priorisation devrait-être la plus efficace possible et être plus exigeante dans le choix des différentes interventions. On a tendance à refaire les mêmes activités sans toutefois prendre le temps d’évaluer le réel impact », déplore Dr Djibril Moubarak. Qui suggère la mise en place d’une réelle multisectorielle. Il recommande d’assurer une mobilisation des ressources domestiques et veiller à une priorisation des ressources de façon méticuleuse et intelligente.
Dans le cadre de ce travail collaboratif entamé au mois de mars 2024, le ministère camerounais de la Santé publique a plusieurs fois été approché, en vain. Les points focaux des Comités de coordination multisectoriel (Ccm)du Tchad, du Congo et du Gabon ont aussi été contactés, sans succès. De même que la directrice exécutive de l’Ong Impact Santé Afrique.
Mathias Mouendé Ngamo, Mélanie Ambombo, Jérôme Baïmélé
Ce travail a été réalisé dans le cadre de la 2ème cohorte du Projet d’enquête sur la gouvernance des ressources naturelles en Afrique Centrale (ODACA), initié par ADISI-CAMEROUN.