Grand reportage: Douala/Bonaberi : « Quand le train vient, on fuit… »
- 19 avril 2011
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Depuis quelques années, le train Douala-Mbanga-Kumba n’est plus régulier. Du coup, plusieurs activités se sont développées sur les emprises ferroviaires. Avec des risques divers. Il est un peu plus de 13 heures ce samedi au lieu dit Ecole Publique, sis à la nouvelle route à Bonabéri, dans l’arrondissement de Douala 4ème. Une fine pluie vient de s’estomper et progressivement le ciel se dégage. Quelques flaques d’eau recouvrent la surface du sol par endroits. La suite de la journée s’annonce plutôt ensoleillée. Et bientôt, un soleil accablant oblige les usagers de la route à s’abriter sous des parapluies et des casquettes. « Il fait encore plus chaud lorsque l’on marche près du goudron. Empruntons le chemin des rails », propose un piéton à son compagnon de route. Le reporter suit les traces des deux compères. Premier constat, la voie des chemins de fer est plutôt prisée par bien des gens. Un vendeur à la sauvette propose des vêtements. Un autre, des sacs de classe. Celui-ci crie à tue tête. « Positionné sur les rails, j’ai la possibilité d’attraper des clients simultanément au quartier et près de la chaussée. C’est une voie stratégique dans mon trajet », confie le colporteur. Ce dernier devra en plus, au quotidien, éviter de se faire tremper. Des jeunes du quartier, bassines d’eau à la tête, empruntent également cette voie. A deux jets de pierre, deux jeunes gens sont assis sur les rails et débattent de la dernière actualité sportive en rapport avec le choix du prochain coach de l’équipe de nationale de football du Cameroun. Un peu plus loin, au lieu dit Nangah et Compagnie, des gamins jouent à la poursuite près des chemins de fer. L’un d’eux vient de se cacher derrière un meuble entreposé à proximité des rails. Les gosses ne semblent inquiétés en rien par un possible surgissement du train. Alexandre Ejenguele Djolla habite à deux pâtés des rails. Il indique que les enfants sont maintenus à distance de la voie ferrée. D’ailleurs, ajoute-t-il, « on est né avec le train, on a grandi avec le train. Le train et nous sommes amis. Jamais un enfant du quartier ne s’est fait renverser par le train depuis que je vis ici ». En fait, le train effectuant la ligne de Mbanga et Kumba n’est plus fréquent dans la zone de Bonabéri. Qu’importe, les habitants disent maîtriser le nouvel horaire. « On garde un œil vigilant sur les enfants les mercredi, jeudi, samedi et dimanche. Ils sont même déjà habitués et s’éloignent aussitôt des rails dès les premiers klaxons et vibrations du train », raconte Albert Ekwa, un autre habitant. Il soutient qu’il était un peu plus aisé de maintenir les enfants hors de danger il y a une dizaine d’années. « Le train passait pratiquement tous les jours de la semaine à 11 heures précises. La prudence était d’or », relève-t-il. Même si tout semble tranquille actuellement, tout porte à penser que le danger pourrait survenir à tout moment. « Quand le train vient, on fuit…» Non loin du lieu dit Entrée Forêt Bar, le reporter, qui poursuit sa croisière sur le chemin de fer, est aussitôt stoppé dans son avancée. Là, en plein milieu des chemins de fer, deux gigantesques armoires sont entreposées. Un jeune homme, la trentaine, le torse nu, et tout dégoulinant de sueur, est occupé à poncer l’un des meubles. Des coups de marteau retentissent à intervalle irrégulier. Un autre menuisier fixe une fenêtre sur le mobilier. Les deux menuisiers sont si absorbés dans leur besogne, que la première interpellation du reporter passe inaperçue. La seconde est plus concluante. « Vous désirez quelque chose ? », interroge l’un des menuisiers. « Non ! Je veux juste savoir si vous ne craignez pas d’être surpris par le train pendant votre travail », rétorque le journaliste. « Quand le train vient, on fuit avec nos meubles », avance Apollinaire Tétang, un des ouvriers. Au lieu dit Carrefour Kotto Bass, l’image est quasi identique. Quatre fauteuils sont exposés sur les rails. Les propriétaires desdits meubles discutent paisiblement, voûtés dans d’autres sofas confectionnés et disposés entre la voie ferrée et la chaussée. C’est au total plus d’une dizaine d’étals repartis sur 400 mètres environ qui jouxte les rails à la nouvelle route Bonabéri. Armoires, fauteuils, tables et autres accessoires en bois sont exposés entre les rails et la chaussée. Un propriétaire d’étal de meubles explique qu’il y est établi depuis bientôt sept ans. « Nous nous sommes installés ici en 2004, trois ans après les casses sur l’emprise de la voie publique par la Cud, faute d’espaces plus adéquats. » Des menuisiers confient qu’ils subissent néanmoins des pressions des agents des impôts qui leur réclament impôt libératoire et Otvp (Occupation temporaire de la voie publique). Les agents de la municipalité menacent souvent d’emporter les meubles en cas d’irrégularité. Quelques billets glissés aux percepteurs -3000 ou 5000F Cfa- et le travail peut se poursuivre dans la quiétude. Néanmoins, des propriétaires de menuiseries établies là indiquent que leur activité n’est pas à l’abri des risques. Apollinaire Tétang se souvient encore de cet accident survenu au mois de mars dernier. Un camion, dont les freins avaient lâché, avait terminé sa course en bordure des rails en emportant à son passage deux vies dont celle de Elvis Weneshi, un menuisier, et plus d’un million et demi de meubles saccagés. Trois mototaximen ont garé leurs engins sur la voie ferrée au lieu dit carrefour Forêt Bar. « C’est où là monsieur ? On descend à quel niveau ? », interroge un mototaximan. Et voilà que les animaux s’y mettent aussi. Une poule vient de se percher sur l’un des deux lignes du rail, derrière les conducteurs de motos. Maintenant, ce sont des dépôts de bois qui poussent de part et d’autres de la voie ferrée. Un mini camion vient de se garer sur les rails. De jeunes gens effectuent un chargement de planches. Au lieu dit Total, un tas de billes de bois entreposé peut débouler à tout moment. Ca craint ! Il vaut mieux accélérer le pas. On ne sait jamais, le pire peut survenir à tout moment. Bars et commerces Nos yeux nous joueraient t-il des tours ? C’est que, nous croyons apercevoir, au loin, une table et un parasol en plein milieu de la voie ferrée. De plus près, au niveau du marché Grand-Hangar, on se rend compte qu’il s’agit d’un étal de chaussures et de sandales pour femmes. « Je suis installé là depuis près d’un an. Pourquoi j’ai choisi cet endroit ? Il n’y avait plus de place dans le marché. Pourtant, il faut bien que je gagne mon pain quotidien », explique Guy, la trentaine, propriétaire du comptoir. Il explique qu’à l’arrivée de la locomotive, il se fait aider pour déplacer sa table. La boue qui emplit les rails en ces lieux ne décourage pas le petit commerçant. Il s’adonne d’ailleurs chaque matin à une séance de curage, pour déboucher la voie. Des centaines d’autres commerces côtoient la voie ferrée à Bonabéri : quincailleries, boutiques, ateliers de coutures et débits de boissons… Et la nuit, c’est tout un autre univers qui prévaut à la nouvelle route Bonabéri. Des débits de boissons en bordure des rails animent la zone. La bière coule à flots et les disciples de Bacchus sont bien au rendez-vous. En nombre même, si bien que des propriétaires de bars ont eu une astuce. La buvette devenue petite pour contenir tous les clients, un espace a été aménagé de l’autre côté des rails. Des chaises et des tables suffisent pour planter le décor. Les serveurs effectuent des aller-retour pour régler les commandes de la clientèle. Quelques fois, des clients mécontents ou pressés traversent eux-mêmes les rails pour accélérer le service, ou commander du poisson à la braise. Ne leur demandez pas quel est leur état de sobriété. Ils vous répondront sans doute, comme tous les «bons saoulards » d’ailleurs, « je ne suis pas saoul ». La menace des déguerpissements Ceux chez qui le pire peut survenir à tout moment, ce sont certainement les populations dont les habitations sont construites sur les emprises ferroviaires. Un déguerpissement dans cette zone peut intervenir à tout moment. Plusieurs communiqués ont été adressés aux habitants de cette zone dans ce sens. Le dernier, en février dernier, est un message porté du sous-préfet de Douala 4ème qui annonçait les travaux de démarcation de la zone rouge. Les maisons situées à 35 mètres de part et d’autre de la voie ferrée sont à détruire, d’après la note. Depuis lors, les personnes concernées, 15 000 environ, vivent dans le stress permanent. Elles ont passé plus de 30 ans sur ces terres pour la plupart héritées d’anciens employés de la Régie des chemins de fer (Régifercam). « Où veut-on que l’on aille aujourd’hui? Toute notre vie s’est passée au bord des rails. Il n’est pas facile de recommencer toute une vie », se lamente Alexandre Ejenguele Djolla. Finalement, vivre à bord des chemins de fer, c’est vivre avec prudence et vigilance, car le danger peut survenir à tout moment Mathias Mouendé Ngamo en aparté Toute une histoire de vie à bord des rails Nom : Alexandre Ejenguele Djolla. Age : 54 ans. Activité : Fils de cheminot et scieur de profession. Situation : domicilié à Bonabéri avec une famille nombreuse à ma charge. Voici mon histoire. Mon père s’est installé ici en 1975, après les déguerpissements des « cheminots » à la gare ferroviaire de Bonabéri. Le directeur général de la Régie des chemins de fer de l’époque a attribué des lots de terrain aux déguerpis sur les emprises de sa société à la nouvelle route Bonabéri. J’ai de vifs souvenirs. J’étais déjà un adolescent de 19 ans lorsqu’on aménageait. Tout était broussaille et marécage. Nous avons beaucoup peiné pour viabiliser le site. Quand je regarde mon premier fils, âgé de 19 ans, je me revois, moi, à cette période. Aujourd’hui, le vieux n’est plus, après 30 ans de loyaux services à la Régie. J’ai travaillé trois années à sa suite, avant de tout laisser tomber. Depuis lors, les deux veuves de mon père sont à ma charge. Je dois aussi m’occuper de mes frères et sœurs et cinq enfants. Les choses ne sont pas faciles pour moi, car je n’ai pas un boulot qui rapporte assez. Les choses se compliquent encore plus à chaque fois que des nouvelles de déguerpissements dans cette zone fusent. Dites moi vous-même. Après 35 ans de vie quelque part, on vous demande un matin de partir. Où irez-vous ? Toute ma vie s’est passée au bord des rails. Quand j’ai laissé tomber le boulot à la Régie, je suis allé à l’aventure. Mais j’ai vite compris que mes racines sont attachées aux chemins de fer. Chaque fois qu’il y a annonce des casses, je plonge dans un traumatisme. A la dernière annonce des casses en février, mon voisin, plus âgé que moi, a été très malade, si bien qu’on a eu peur de le perdre. Lorsque tout s’est calmé, il a recouvré peu à peu la santé. Moi-même, j’ai dû mettre fin aux travaux de réaménagement de la concession familiale, de peur d’investir dans le vide. Nous vivons avec le sol dallé seulement en partie. Si on nous fait partir, c’est pour que nous allions où ? Et s’il faut déguerpir toutes les constructions sur les emprises ferroviaires du pays, ce serait diviser le Cameroun en quatre et envoyer des milliers de familles dans la rue. Nos parents ont œuvré pour les chemins de fer. Je prie seulement que si le déguerpissement doit arriver, que le gouvernement se soucie du recasement. Mathias Mouendé Ngamo clichés Un marché ferré Une centaine de commerçants établis sur la voie constitue une partie de cet espace marchand. La dénomination « marché des rails » a peut-être été attribuée par simple hasard à sa création, il y a une vingtaine d’années. Mais aujourd’hui, le nom de cet espace marchand ou du moins une partie, semble trouver toute une signification. En effet, près d’une centaine de commerçants sont établis sur la voie ferrée. Les marchandises sont exposées sur des tables, de petites étagères ou dans des plateaux. Tout y est proposé pour la confection des mets : épices, légumes, tubercules, tout. La clientèle afflue en ces lieux. Et le train dans tout ça ? Bien sûr qu’il continue ses voyages sur cet axe. Sauf que les commerçants disent maîtriser le programme et les horaires de passage de la locomotive. Ainsi, « dès les premiers klaxons, nous nous pressons de dégager nos comptoirs. Nous nous aidons mutuellement », dit un commerçant. Ce dernier confie par ailleurs qu’il arrive que certains conducteurs de train surviennent à grande vitesse ou ne klaxonnent pas suffisamment. Il faut s’empresser alors. Néanmoins, les commerçants assurent qu’aucun incident malheureux n’est survenu jusqu’ici. Pourquoi les commerçants sont-ils établis là ? N’y a-t-il plus de places à l’intérieur du marché ? Il existe pourtant un espace de plus de 500 m2 abandonné dans la broussaille. Et pour s’arracher une place dans cet espace disponible, « il faut débourser 12000F Cfa. Certains commerçants l’ont déjà fait, mais continuent de vendre en bordure des rails. Je ne comprends pas leur attitude », précise Thoma Ayuk Ayukngie, président de l’association des commerçants du marché des rails. C’est que, « il n’y a pas de clients là-bas. En plus l’espace a été transformé en toilettes publiques à ciel ouvert. Le marché est dense ici en bordure des rails », rétorque Stella Tahshu, vendeuse de « eru » et de « waterleaves», des légumineuses. Elle est installée en bordure de la voie ferrée depuis le mois de mars dernier, malgré le fait qu’elle se soit déjà acquittée des frais de place requis dans le site aménagé pour les accueillir. N’empêche, même si la centaine de commerçants est établie sur l’emprise ferroviaire, chacun a à verser par mois entre 1000 et 1500Fcfa au percepteur de la municipalité, somme représentant les frais d’Otvp et les frais de gardiennage. Cet espace marchand reste opérationnel jusqu’à 17 heures. Mathias Mouendé Ngamo