Au tribunal. Certaines émanent de la plus haute juridiction camerounaise, la Cour suprême.                                                 En 2002, African Petroleum Consulting (Apc) fait condamner la Société nationale de raffinage (Sonara) dans une procédure d’arbitrage définitive à Londres, qui donne lieu à une sentence arbitrale et exécutoire. Apc obtient l’exéquatur auprès du Tgi du Fako à Buea, lui donnant le droit d’exécuter cette décision au Cameroun. Apc détient un titre exécutoire à partir duquel elle pratique une saisie conservatoire auprès de Shell, qui doit une somme d’argent importante à la Sonara. La loi oblige alors le tiers saisie, Shell, à garder cet argent jusqu’à prononciation d’une décision de justice qui lèverait la saisie. La Sonara ne fait aucune offre à Apc dans les délais prescrits par la loi. Et par conséquent, à ce moment là, explique Me Alice Nkom, Shell doit remettre le chèque à Apc. Le tiers saisie ne le fait pas et dit avoir reversé l’argent (environ 2 milliards F. Cfa) à Total, qu’il désigne comme séquestre. Au tribunal, le juge constate que Shell devient le débiteur principal de Apc pour n’avoir pas conservé les fonds saisis. Shell est condamné au tribunal de référé sous astreinte de 200 000 F. Cfa par jour. Huissiers menacés Shell fait appel de cette décision 45 jours après, au lieu de 15 jours tel que le veut les textes. La Cour d’appel du Littoral déclare l’appel recevable et ordonne la suspension de la décision du Tribunal. Apc débouté saisit la  Cour commune de justice d’Abidjan (Ccja) qui déclare l’appel de Shell irrecevable, car tardive. « La décision du Tpi qui avait condamné Shell à payer Apc devient alors la seule en vigueur. Mais elle n’est pas appliquée. Les huissiers ont été menacés par les procureurs généraux de la Cour d’appel. Il y a eu des circulaires qui indiquaient que l’huissier qui s’y engagerait peut perdre sa charge. Le directeur général de Apc avait même été condamné à cinq ans de prison à Buea, pour tentative d’escroquerie du montant des condamnations prononcée en sa faveur», déplore Me Alice Nkom. Elle indique que l’Etat du Cameroun et la Sonara ont saisi la Ccja à leur tour. Ils ont été déboutés le 18 avril 2012. La sentence arbitrale et exécutoire londonienne de 2002 demeure inappliquée. « Aucune décision en interne ne peut, par n’importe quel moyen, empêcher les décisions de la Cour commune de justice. C’est ce que dit le traité Ohada ratifié par le Cameroun», précise l’avocate.    Me Alice Nkom note qu’il existe ainsi plusieurs décisions de justice qui restent jusqu’ici non appliquées, et dont certaines émanent de la plus haute instance de la juridiction camerounaise, la Cour suprême, et parfois de la Cour commune de justice d’Abidjan. Des juristes relèvent que cette situation est souvent le fait d’auxiliaires de l’administration chargés de l’application des décisions de la Cour, qui s’y opposent. Il en est ainsi des correspondances ministérielles allant dans le sens de l’annulation d’une décision de justice, ou de l’action d’un préfet ou d’un sous-préfet qui vise à s’opposer à un déguerpissement ordonné par une juridiction. Une illustration dans l’affaire Lcc et Rhode Sack contre Lgcca S.a et Dieudonné Kamdem, où six arrêts de la Cour suprême n’ont pas été exécutés. Correspondances ministérielles Dans ce litige, la Safil appartenant à la famille Sack a été confiée à un expert-comptable pour liquidation en 1990. Le liquidateur a écarté Rhode Sack de la gestion de la société. Il a ensuite été constaté une perte de 1,5 milliards de F. Cfa. Des procédures engagées en justice pendant 23 ans ont abouti à des arrêts en faveur de Rhode Sack. « Depuis 2010, madame Rhode Sack est dans l’impossibilité d’exécuter lesdits arrêts et de reprendre possession de son terrain», indique Me Pierre Ebosse. Il affirme que certains fonctionnaires ont produit des correspondances allant contre les arrêts définitivement rendus par la Cour suprême avec pour objectif d’empêcher « l’exécution matérielle » des décisions de la Cour. C’est ainsi que le 3 octobre 2011, le ministre des Domaines et Affaires foncières envoie un courrier ordonnant au Conservateur de la propriétaire foncière de remettre le titre foncier de la Lcc au nom de Safil. « Or les arrêts de la Cour suprême décidaient justement le contraire », relève Me Pierre Ebosse. Au Cameroun, les affaires où les décisions de justice ne sont pas appliquées se multiplient au fil du temps. L’affaire Cmc/Socam, dont les décisions de la Cour suprême ne sont toujours pas exécutées  trois ans après, en est une autre illustration. Pour Isidore Tamwo, président du Syndicat des artistes musiciens du Cameroun (Samac), des usagers profitent de cette zizanie pour ne pas reverser les droits d’auteurs. Si certaines grandes entreprises continuent de reverser les Droits à la Cameroon Music Corporation (Cmc), d’autres par contre reconnaissent la Société civile camerounaise de l’art musical (Socam) comme entité légale de collecte de ces fonds. D’autres entreprises encore, à l’instar de la société de téléphonie mobile Mtn Cameroon, ont effectué le règlement des redevances dues pour les périodes 2009, 2010 et 2011 dans un compte spécial domicilié dans les livres de la Sgbc-hôtel de ville-Yaoundé, conformément aux engagements à la suite d’une réunion de concertation avec le ministre des Arts et de la culture, Ama Tutu Muna. Au milieu de cette “mafia du Droit d’auteur”, il est alors courant d’entendre des voix des artistes s’élever lors des répartitions qu’ils jugent souvent « insignifiants», en plus du phénomène de la piraterie qui constitue déjà une véritable gangrène pour l’industrie musicale locale.     La loi de la jungle Des avocats et enseignants d’université au Cameroun relèvent plusieurs obstacles majeurs à l’exécution des arrêts de la Cour suprême. Ils citent entre autres, le refus des parties ayant succombé au procès de se soumettre, l’intervention intempestive de l’administration et la complaisance de certains magistrats. « Les décisions de la Cour suprême sont impératives. C’est l’exécutif qui est chargé de l’application des décisions de justice. La personne qui tient une grosse doit pouvoir obtenir le soutien de tous pour son application. Force doit revenir à la loi», soutient Me Alice Nkom. La non application des décisions de justice n’est pas sans conséquences sur la société. Les juristes camerounais redoutent la perte de confiance des gouvernés en la justice et au système judiciaire, et l’instabilité sociale qui pourrait en découler. Et le Prof. Aboya Manasse, politologue et vice-doyen de la Faculté des sciences juridiques et politiques (Fsjp) de l’université de Douala, de prévenir : « Si les lois ne peuvent pas être appliquées, nous rentrons à l’état de nature. Si cette situation persiste, les gens vont commencer à se faire justice. Il y aura une montée des assassinats ». Me Sterling Minou, un autre avocat, pense qu’ « on pourrait se retrouver dans une situation où il n’y a plus d’Etat de Droit, où la loi de la jungle devient la règle. Et c’est parti pour une instabilité qui ne profitera à personne ». Mais il demeure difficile de sortir de cette situation qui ne présage rien de bon à l’horizon. Car, comme l’explique Me Stanilas Ajong, la responsabilité revient au gouvernement. « Les décisions sont appliquées sur ordre des procureurs. Et souvent ce sont ces mêmes procureurs qui s’y opposent. C’est là toute la grande difficulté, de voir l’exécutif qui doit s’assurer de l’application des décisions de justice, l’entraver ». Mathias Mouendé Ngamo   Interview « Des indicateurs qui font fuir les investisseurs»   Me Alice Nkom. L’avocate au barreau du Cameroun relève des entraves à l’application des décisions de justice, et les conséquences qui en découlent.     Pourquoi des décisions de justices ont du mal à être appliquées ? Elles ont du mal à être appliquées parce que nous ne sommes pas dans un Etat de Droit. C’est-à-dire un Etat où les pouvoirs sont séparés et où  l’indépendance de la magistrature est garantie. Le tout, dans un contexte de corruption généralisé où c’est soit la main mise des plus forts sur la justice, soit la main mise de l’argent. Nous sommes dans un Etat où le magistrat n’a pas un statut qui garantit sa stabilité, où il est en position permanente d’insécurité lui-même. Il a des problèmes. Sa carrière est gérée par le chef de l’Exécutif. Si on lui dit qu’il sera affecté à Yokadouma, il voit déjà comment il n’y aura pas d’école pour ses enfants, ni de travail pour sa femme s’il quitte Douala. Ca fait réfléchir quand même. Tant qu’on n’a pas manifesté l’envie de créer un véritable Etat de Droit et d’en faire la promotion, chacun ici continue de dire que nul n’est au dessus de la loi, et chacun pense qu’il est au dessus de la loi et il agit comme tel. Vous avez vu l’ opération Epervier. Elle se déroule au vu et au su de tout le monde comme une opération à tête chercheuse, téléguidée. La situation des magistrats n’est pas très rose. Je ne les accuse pas. Je sais à quel point ils sont des victimes. Ceux qui veulent travailler sont nargués par ceux qui ont des chapeaux au Conseil supérieur de la magistrature. Ceux qui ont plein d’argent n’ont pas les mêmes problèmes que celui qui est intègre et qui veut simplement faire son travail. Quelles sont les conséquences de la non application des décisions de justice ? Ce n’est pas compliqué à le savoir. Un pays qui n’est pas un Etat de Droit est condamné à la pauvreté, à la jungle, au règlement de compte. Dans les quartiers, la justice populaire prend de plus en plus de l’ampleur. Quand vous n’avez pas une institution judiciaire qui fonctionne normalement, qui remplit ses missions d’équilibre, de dernier rempart, eh bien vous retrouvez facilement le climat de la jungle, c’est-à-dire la violence, le désordre. Et même la guerre se profile à l’horizon. Quel est ce pays qui ne respecte pas le traité Ohada, ni les décisions de la Cour suprême ? Ce sont des indicateurs qui font fuir les investisseurs. Pour quelqu’un qui veut investir au Cameroun, il hésite. Et quand on n’investit pas au Cameroun, c’est le chômage, la misère, le désespoir et tout le lot qui va avec. Que faire finalement pour sortir de cette situation ? Rien, s’il n’y a pas une volonté politique de monsieur le président de la République qui finalement a tous les pouvoirs, puisque c’est lui qui nomme tous les magistrats. S’il veut être le seul maitre à bord et qui commande tout le monde, et la justice parle quand il lui dit de parler, relaxe quelqu’un quand il veut que la personne soit relaxée, la condamne il veut qu’elle soit condamnée. Comment voulez-vous dans un tel contexte que je propose une thérapie. Je n’ai pas les pouvoirs du président de la République. Vous avez une décision de justice où il a marqué derrière au nom du peuple camerounais, j’ai, moi président de la République au nom du peuple camerounais, donné l’ordre au préfet, procureurs généraux, procureurs de la République, d’exécuter et on n’exécute pas. Le sous-préfet vous dit qu’il n’est pas caisse enregistreuse et il n’exécute pas. Qu’est ce qui lui arrive après? Rien du tout. Propos recueillis par Mathias Mouendé Ngamo